CHAPITRE SIX
Étant donné l’heure tardive, il n’y avait guère de chances de trouver immédiatement de l’aide, soit au château, soit à l’abbaye, pas plus que de dénicher le moindre indice dans la forêt qui devenait de plus en plus sombre. Seul comme il était, Cadfael ne pouvait que s’agenouiller près du corps silencieux et vérifier si son cœur et son pouls battaient toujours ou s’il respirait encore, fût-ce imperceptiblement. Mais bien que Drogo fût encore tiède et qu’il eût gardé toute sa souplesse, Cadfael ne perçut pas le moindre souffle, et, dans la vaste poitrine, percée par le coup reçu dans le dos, le cœur s’était arrêté. Il n’était sûrement pas mort depuis longtemps mais le sang, qui avait jailli quand l’assassin avait repris son arme, ne coulait plus et commençait à sécher sur les bords en formant une croûte plus noire. D’après les indices dont il disposait, Cadfael estima que le meurtre avait été commis une heure auparavant, deux au maximum. Et en plus on l’avait volé. Ici, dans nos bois ! On n’avait jamais vu des brigands rôder si près de la ville. Un coupe-jarret aurait-il eu vent de l’accident d’Eilmund et, le sachant immobilisé, serait-il venu tenter sa chance au cas où un voyageur viendrait, seul, à passer ? Rien ne pouvait aider Drogo désormais, et quand le jour serait levé, on tomberait peut-être sur une piste susceptible de conduire au criminel. Le mieux était de laisser le mort où il était et d’aller avertir au château où il y avait en permanence une sentinelle de garde qui pourrait informer Hugh de la situation dès le point du jour. A minuit, les moines se lèveraient pour matines, la sinistre nouvelle serait transmise et parviendrait aux oreilles de l’abbé Radulphe. Le défunt étant l’hôte de l’abbaye, et son fils étant attendu dans les prochains jours il fallait donc y ramener son corps dont on s’occuperait comme il convient.
Non, il n’y avait décidément pas d’autre service que Cadfael pût rendre à Drogo Bosiet mais il devait au moins reconduire son cheval à l’écurie. Remontant en selle, il saisit la bride flottante de l’animal qui le suivit docilement. Il adopta un pas de promenade. Inutile d’essayer de gagner du temps, même s’il se mettait au lit avant matines, il ne parviendrait pas à dormir. Mieux valait s’occuper des chevaux et attendre l’appel de la cloche.
L’abbé Radulphe arriva tôt à l’église pour matines ; c’est là qu’il rencontra Cadfael qui l’attendait sous le porche sud alors qu’il sortait de son appartement. La cloche commençait à peine à sonner au dortoir. Il ne faut pas des heures pour annoncer sans fioritures la mort d’un homme, causée par une main criminelle, sans que Dieu l’ait rappelé à lui.
Radulphe n’avait pas la réputation de se perdre en considérations inutiles ; il resta fidèle à sa façon d’être en apprenant qu’un hôte de sa maison n’était pas mort de mort naturelle, et que le crime avait eu lieu dans la forêt de sa propre abbaye. Ce terrible affront, ce tort encore plus grave, il les accepta dans un silence lugubre ; quant au châtiment, il relevait autant de l’Église que du bras séculier. Il s’inclina devant les faits avec un hochement de tête et ses lèvres minces et fermes se contractèrent. Tandis qu’ils réfléchissaient en silence, ils entendirent le bruit feutré des sandales des religieux sur les marches de l’escalier de nuit.
— Avez-vous laissé un mot pour Hugh Beringar ? interrogea l’abbé.
— Chez lui et au château.
— Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre, avant le jour évidemment. Il faut aller le chercher, son fils va arriver. Mais vous – on va avoir besoin de vous, vous seul pouvez nous conduire sur place. Allez, je vous dispense de l’office. Allez vous reposer un peu. A l’aube vous partirez avec le shérif. Informez-le que j’enverrai des gens plus tard pour rapporter le corps.
Aux premières lueurs hésitantes d’un matin glacial, Hugh Beringar, Cadfael, un sergent de la garnison de Hugh et deux hommes d’armes se penchaient sur le cadavre de Drogo Bosiet. Sans souffler mot, ils observaient la grande tache de sang séché qui marquait le dos de son coûteux manteau. L’herbe était tout aplatie par le poids de la rosée, comme après une forte pluie, et l’humidité qui étoilait les buissons et rehaussait l’argent des fils de la vierge avait formé de lourdes perles dans la laine épaisse des vêtements du mort.
— Puisque l’assassin a retiré la lame de la plaie, commença Hugh, on est en droit de supposer qu’il a emporté le poignard. Mais on va malgré tout jeter un coup d’œil, au cas où il s’en serait débarrassé. Et d’après vous les cordons de sa bourse auraient été tranchés ? Après le meurtre, donc et il fallait un couteau pour cela. C’était plus rapide et plus sûr dans le noir que de les dénouer ; celui qui a commis ce crime ne tenait pas à s’attarder. C’est drôle pourtant qu’un cavalier soit victime d’une agression de ce genre. Au moindre bruit, il lui suffisait de piquer des deux et de prendre ses distances.
— Je croirais plutôt, répliqua Cadfael, qu’à cet endroit il était à pied et tenait son cheval par la bride. Il n’était pas d’ici, le sentier est très étroit et il y a des arbres tout autour, de plus la nuit était tombée ou allait tomber. Regardez, il y encore des feuilles mortes sous les semelles de ses bottes. Il n’a pas eu le temps de se retourner, un seul coup et c’était terminé. D’où venait-il ? Je l’ignore, tout ce que je sais, c’est qu’il rentrait à l’hôtellerie quand il a été attaqué. Pas de lutte et pratiquement aucun bruit. Sa monture n’a pas eu très peur et ne s’était écartée que de quelques pas.
— Ce qui semble dénoter un brigand qui s’y connaît et aussi un voleur, nota Hugh. Cela vous semble-t-il possible ? Dans ma juridiction et si près de la ville ?
— Non. Mais une canaille qu’on ne connaît pas, un voleur occasionnel venu de la cité, pourrait se risquer une seule fois sachant qu’Eilmund est bloqué chez lui. Mais c’est une simple supposition, murmura Cadfael, avec un hochement de tête. Un braconnier pourrait aussi être tenté de commettre un meurtre s’il croisait un riche voyageur, seul et en pleine nuit. Seulement, ces devinettes ne nous amènent pas très loin.
Déjà les gens envoyés par l’abbé Radulphe pour ramener le corps de Drogo Bosiet se frayaient un chemin sur le sentier sinueux avec leur brancard. Cadfael s’agenouilla dans l’herbe, détrempant sa robe à hauteur des genoux dans la rosée abondante et retourna précautionneusement le corps qui devenait rigide. La lourde musculature des joues s’était affaissée, les yeux si ridiculement petits par rapport au visage massif étaient à moitié ouverts. Dans la mort il paraissait plus âgé, moins brutal ou arrogant. Il était redevenu comme les autres, pour un peu, on l’aurait plaint. La main qui était restée cachée sous le corps portait une lourde chevalière d’argent.
— Voilà quelque chose qui a échappé au voleur, remarqua Hugh, dont les traits exprimaient surprise et regret devant cet être si fort et qui n’était plus rien.
— Une preuve de plus que l’assassin était pressé, ou il aurait fouillé les vêtements à fond. Sa victime gît comme elle est tombée, le visage tourné vers Shrewsbury. C’est bien ce que je pensais, Drogo était sur le chemin du retour.
— Alors comme ça, son fils serait sur le point d’arriver ? Venez, proposa Hugh, vos gens vont le prendre en charge et mes bonshommes vont passer au peigne fin tous les bois alentour au cas où on pourrait mettre la main sur quelque chose, mais je n’ai pas grand espoir. Vous et moi allons retourner à l’abbaye et voir un peu ce que l’abbé pourra nous apprendre au chapitre. Parce qu’il a bien fallu que quelqu’un mette des idées dans la tête de ce pauvre homme pour qu’il reparte aussi tard.
Bien que pâle et voilé, le soleil éclairait le bord du monde tandis qu’ils se mettaient en selle et reprenaient l’allée étroite. Des buissons émaillés de toiles d’araignées renvoyaient les premiers rayons qui percèrent la brume, projetant des lueurs vives, tels des diamants. Quand ils arrivèrent à l’air libre et aux champs dégagés, leurs chevaux foulaient une mer peu profonde de vapeurs couleur de lilas.
— Qu’est-ce que vous savez de ce Bosiet ? demanda Hugh. Avec moi, il a été plutôt avare de confidence, et il a fallu que je me fasse une opinion par moi-même.
— Pas grand-chose, je le crains. Il possède plusieurs manoirs dans le comté de Northampton, et il n’y a pas longtemps un de ses vilains, pour une raison très valable à ce que je crois, a flanqué une bonne correction à son intendant, qui a dû rester couché pendant plusieurs jours. Comme il n’est pas idiot, l’homme a filé avant qu’on l’ait attrapé. Et depuis, Bosiet et les siens sont à ses trousses. Ils ont dû perdre pas mal de temps à le chercher dans le reste du comté, j’imagine, avant d’apprendre, Dieu sait comment, qu’il se dirigeait vers Northampton d’où il avait pris la route du nord-ouest. Tous ensemble, ils l’ont suivi jusque-là, en prenant vers le nord et vers l’ouest à chaque halte. Il leur a sûrement coûté beaucoup plus qu’il ne vaut, aussi précieux qu’il puisse être, selon eux, mais c’est qu’ils veulent avant tout avoir sa peau, et apparemment ils estiment que celle-ci l’emporte sur ses autres qualités, quelles qu’elles soient. J’ai senti une haine très forte, affirma Cadfael avec conviction. Elle m’a frappé durant le chapitre. L’abbé ne tenait pas du tout à l’aider à assouvir la vengeance qu’il ne manquerait pas d’exercer.
— Et dont notre Drogo était prêt à me charger, répliqua Hugh, avec un bref sourire. Oh, je ne lui en veux pas, je me suis rallié à vos suggestions et je me suis tenu à l’écart tant que j’ai pu. De toute manière, je ne pouvais lui être d’aucune aide. Vous avez d’autres informations à son sujet ?
— Il a un palefrenier qui se nomme Garin et qui a suivi son maître depuis qu’ils sont partis, mais pas pour sa dernière chevauchée. Enfin, je crois. Peut-être l’avait-il chargé d’autre chose, et lui quand il a eu son renseignement, il n’a pas pu attendre et il est parti seul. C’est un homme qui n’hésite pas – n’hésitait pas – à lever la main sur ses serviteurs à la moindre peccadille, ou pour rien. En tout cas, il a ouvert la joue de Garin et, s’il faut l’en croire, ce n’était pas la première fois que ça se produisait. Toujours selon Garin, le fils a de qui tenir, et lui aussi il vaut mieux l’éviter. Il devrait arriver de Stafford d’un jour à l’autre.
— Pour apprendre qu’il lui incombe de mettre son père en bière et de le ramener chez lui pour qu’on l’enterre, murmura Hugh à regret.
— Et aussi qu’il est le nouveau seigneur de Bosiet. C’est l’autre face de la réalité. Impossible de savoir ce qui lui paraîtra le plus important.
— Mais c’est que vous devenez cynique sur vos vieux jours, mon ami, remarqua Hugh avec un sourire en coin.
— Je réfléchis aux raisons qui peuvent pousser un homme au meurtre, reconnut Cadfael. L’appât du gain en est une, qui se développe parfois chez un fils qui trouve son héritage trop long à venir. La haine en est une autre et un domestique maltraité pourrait s’en servir volontiers si l’occasion se présentait. Mais il y en a d’autres encore, plus étranges sans doute, qu’un simple désir de commettre un vol tout en s’assurant du silence de la victime. C’est grande pitié, Hugh, que tant de gens meurent avant l’heure, alors que la mort finira par nous atteindre tous, tôt ou tard.
Quand ils arrivèrent sur la grand-route, à Wroxeter, le soleil était déjà haut et la brume se dissipait, même s’il restait encore sur les labours des ondes vaporeuses, couleur de perle. Ils ne traînèrent pas pour rejoindre Shrewsbury et ils franchirent le portail juste à la fin de la grand-messe. Les religieux se dispersaient et retournaient à leurs occupations en attendant l’heure du repas de midi.
Dès qu’il vit le moine et le shérif, le portier sortit de sa loge et les informa que l’abbé les avait demandés.
— Il est dans son parloir en compagnie du prieur et il vous prie de l’y rejoindre incontinent.
Ils confièrent leurs chevaux aux palefreniers et se rendirent aussitôt aux appartements de l’abbé. Dans le parloir aux murs couverts de boiseries, Radulphe leva la tête de son bureau et le prieur Robert, très droit et sévère, les toisa de toute sa hauteur depuis son banc près de la fenêtre, avec une expression marquée de désapprobation. La justice, le crime, la chasse à l’homme étaient choses trop sordides pour avoir droit de cité dans un monastère. L’abbé déplorait la nécessité de reconnaître que tout cela existait et le simple fait de devoir affronter le mal quand il se frayait un chemin dans la clôture. Tout près de lui, invisible dans son ombre, se trouvait l’inévitable frère Jérôme avec ses maigres épaules voûtées, ses lèvres pincées et ses mains pâlichonnes dissimulées dans ses manches, image même de la vertu assaillie et qui porte sa croix avec humilité. Il y avait invariablement dans l’humilité de Jérôme un élément d’évidente satisfaction ; cette fois, pourtant, on sentait qu’il était sur le qui-vive, comme si sa droiture avait été remise en question ne fût-ce qu’implicitement.
— Ah, vous voilà de retour ! s’exclama l’abbé. Auriez-vous ramené le corps de notre hôte dans un délai aussi bref ?
— Non, père, pas encore. Les autres nous suivent, mais à pied, ça va prendre un certain temps. Vous avez eu de frère Cadfael un rapport exact cette nuit. Notre homme a été poignardé par-derrière alors qu’il tenait son cheval en main, le chemin à cet endroit étant étroit et presque recouvert par la végétation. Vous savez aussi sans doute qu’on l’a également dévalisé. D’après les observations de frère Cadfael quand il a découvert le cadavre, cela a dû se passer à peu près à l’heure de complies, un peu avant peut-être. Mais jusqu’à présent, aucun indice pour nous conduire au coupable. On peut supposer que le voyageur était en train de revenir à l’hôtellerie. C’est ce que nous avons déduit de la manière dont il est tombé ; d’ailleurs le corps n’a pas été déplacé, sinon on lui aurait pris sa chevalière, et il la porte toujours. Mais nous ignorons complètement où il avait bien pu aller.
— M’est avis, répliqua l’abbé, que sur ce chapitre, nous avons des choses à vous signaler. Frère Jérôme va vous répéter ce qu’il a confié au prieur Robert et à moi-même.
Jérôme n’avait ordinairement que trop tendance à s’écouter parler, soit qu’il prononçât un sermon, une homélie ou qu’il adressât des reproches à l’une de ses ouailles. Mais en l’occurrence il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu’il avait quelque difficulté à trouver ses mots.
— Notre homme était notre hôte et quelqu’un de très honorable, commença-t-il. Il nous avait expliqué au chapitre qu’il poursuivait une fripouille qui avait violé la loi et s’en était pris à la personne de son intendant qu’il avait sérieusement blessé avant de s’enfuir de chez son maître. Je me suis avisé après coup qu’un étranger était effectivement arrivé par chez nous, qui pourrait bien être la personne en question. Il m’a paru que c’était le devoir de chacun de prêter assistance à qui défendait la loi et l’ordre. Je me suis donc adressé au seigneur de Bosiet. Je lui ai parlé de ce jeune homme qui sert l’ermite Cuthred et qui correspondait si bien à la description qu’il nous en avait donnée. Oui, ce vilain que nous connaissons sous le nom de Hyacinthe pourrait se nommer Brand en réalité. Son âge et sa couleur de cheveux conviennent. Nous ignorons tout de ce qui le concerne. J’ai cru bien faire en disant à son maître ce qu’il en était. Si ce garçon se trouvait ne pas être Brand, il ne lui arriverait rien de mal.
— Vous lui avez expliqué, je suppose, remarqua Radulphe d’un ton neutre, comment parvenir à la cellule de l’ermite, afin d’y trouver le jeune homme en question.
— Oui, père, j’en avais le devoir.
— Et il s’est aussitôt mis en route ?
— Oui, père. Il avait chargé son palefrenier d’une commission en ville. Il a été obligé de seller lui-même, mais il ne voulait pas attendre à cause du soir qui allait bientôt tomber.
— Je me suis entretenu avec Garin, le palefrenier, depuis que nous avons été informés de la mort de son maître, confirma l’abbé, en regardant Hugh. On lui avait demandé de se mettre en quête d’un artisan qui sache travailler le cuir car il semble que c’était le travail du nommé Brand. Bosiet pensait qu’il aurait pu trouver un emploi à Shrewsbury auprès de qui serait intéressé pas ses talents. Il n’y a rien à reprocher à Garin. Quand il est rentré, son maître était mort depuis longtemps. Il semble que son enquête ne pouvait pas attendre au lendemain. Je suppose que cela résout le problème de savoir où il se trouvait, poursuivit-il d’une voix calme et mesurée ne trahissant ni approbation ni désapprobation.
— J’irai vérifier en personne, déclara Hugh, satisfait. Je vous remercie, père, de m’avoir indiqué par où je dois commencer. Si notre hôte a vraiment rendu visite à Cuthred, on pourra au moins savoir ce qui s’est passé et s’il a obtenu la réponse qu’il souhaitait, même s’il est évident qu’il rentrait seul. S’il ramenait un prisonnier, il lui aurait attaché les mains et pris son couteau. Avec votre permission, père, je vais garder frère Cadfael comme témoin plutôt que d’emmener des gens d’armes dans un ermitage.
L’abbé n’hésita pas.
— Je vous en prie. Ce malheureux était l’un de nos hôtes et tous nos efforts lui sont acquis afin de capturer son meurtrier. Pour notre part, nous l’honorerons autant que nous le pourrons. Robert vous voudrez bien veiller à ce que son corps soit accueilli avec tout le respect qui lui est dû ? Vous assisterez le prieur, frère Jérôme. Puisque vous tenez tant à vous rendre utile, je ne voudrais pas vous contrarier. Vous le veillerez cette nuit et prierez pour son âme.
Il y aurait donc deux morts à reposer côte à côte dans la chapelle mortuaire la nuit prochaine, songea Cadfael en sortant du parloir avec son ami : le vieillard dont la vie s’était terminée sans heurt, telle une fleur fanée qui répand ses pétales, et le seigneur disparu sans crier gare, dévoré par la haine et la méchanceté avant d’avoir pu solder ses comptes avec Dieu et les hommes. L’âme de Drogo Bosiet aurait grand besoin de toutes les prières.
— Il ne vous est pas venu à l’esprit, demanda brusquement Hugh quand ils empruntèrent la Première Enceinte pour la seconde fois de la journée, qu’avec le zèle qu’il montre pour la justice, frère Jérôme a eu sa part de responsabilité dans la mort de Bosiet ?
Si tel était le cas Cadfael ne manifesta aucun désir de s’étendre sur le sujet.
— Il était sur le chemin du retour, risqua-t-il prudemment, les mains vides. Ce qui signifie qu’il n’a pas obtenu satisfaction : le serviteur de l’ermite n’a rien à voir là-dedans.
— Vous ne vous avancez pas un peu ? Et s’il avait senti venir le vent et trouvé le moyen de disparaître ?
Cela n’a rien d’impossible. Il est dans les bois depuis assez longtemps pour les connaître à fond. C’est peut-être lui qui a joué du couteau.
Il fallait avouer qu’il y avait du vrai là-dedans. Qui aurait eu une meilleure raison d’administrer un coup de poignard à Drogo Bosiet que celui qu’il comptait ramener jusqu’à son manoir, où il recevrait une solide correction et d’où il ne pourrait jamais plus s’échapper ?
— C’est ce que tout le monde racontera, acquiesça Cadfael, l’air sombre. Sauf si nous trouvons Cuthred et son domestique assis tranquillement chez eux à s’occuper de leurs affaires et pas du tout de celles des autres. Mais à quoi bon jouer aux devinettes tant qu’on ne saura pas ce qui s’est vraiment passé là-bas ?
Ils s’approchèrent de l’avancée des terres d’Eaton par le chemin qu’avait suivi Bosiet, et ils virent la petite clairière parmi l’épaisseur des bois s’ouvrir aussi soudainement devant eux que la veille devant Cadfael, à ceci près qu’il faisait grand jour, alors qu’il était arrivé au début du crépuscule. Le soleil voilé qui filtrait à travers les branches transformait le gris soutenu des pierres en or bruni. Les pieux bas de la palissade qui délimitait le jardin étaient si loin les uns des autres qu’ils n’avaient qu’une valeur symbolique ; ils n’auraient constitué un obstacle ni pour un homme ni pour une bête et la porte de la cabane était grande ouverte, si bien qu’ils voyaient la pièce où une lampe était toujours allumée sur l’autel de pierre avec sa flamme minuscule qui disparaissait presque sous l’effet de la lumière qui tombait de la petite fenêtre sans volet. Apparemment la cellule de saint Cuthred était ouverte à tout venant.
Une partie du jardin clos était encore à l’abandon bien que les herbes folles y eussent été coupées. C’est là que travaillait l’ermite en personne, armé d’une bêche et d’une pioche, soulevant de lourdes mottes de terre sous lesquelles il retournait le sol au fur et à mesure qu’il le nettoyait. Ils l’observèrent attentivement : il n’y entendait pas grand-chose mais il était patient et tenace ; manifestement il n’avait pas l’habitude de ce genre d’outils ni de ce labeur que Hyacinthe aurait dû exécuter. Quant à ce dernier, on ne le voyait nulle part.
L’ermite était grand, maigre, très droit, avec de longues jambes et un long corps ; sa robe noire était remontée à hauteur des genoux et sa capuche rejetée sur ses épaules. Il les aperçut du coin de l’œil et se redressa, sans cesser de tenir sa pioche. Il leur montra un visage puissant, émacié, au teint olivâtre, aux yeux profondément enfoncés dans les orbites, encadrés par une chevelure et une barbe noires épaisses. Il les dévisagea tour à tour et répondit au salut de Hugh en s’inclinant profondément mais sans baisser le regard.
— Si c’est auprès de l’ermite Cuthred que vous vous rendez, commença-t-il d’une voix basse et sonore, pleine d’assurance et d’autorité, entrez et soyez les bienvenus, car c’est moi.
Puis, se tournant vers Cadfael qu’il observa un moment :
— Il me semble vous avoir vu à Eaton lors de l’enterrement du seigneur Richard. Vous êtes de l’abbaye de Shrewsbury.
— En effet, j’étais de ceux qui ont accompagné son héritier. Et voici Hugh Beringar, shérif de ce comté.
— Je suis très honoré, seigneur shérif. Voulez-vous entrer dans ma cellule ?
Détachant sa ceinture de corde effilochée, il secoua sa robe qui retomba sur ses pieds et les pria de le suivre. Ses cheveux emmêlés effleurèrent la pierre au-dessus du seuil quand ils entrèrent : il avait une bonne tête de plus que ses visiteurs.
Dans la pénombre de la pièce la lumière de l’après-midi pénétrait par une unique fenêtre étroite et un vent léger y apportait le parfum de l’herbe coupée et des feuilles mortes humides. Comme il n’y avait pas de porte pour aller à la chapelle, ils virent ce qu’avait vu Drogo : la dalle de pierre de l’autel, le reliquaire gravé, la croix et les chandeliers d’argent, le bréviaire ouvert placé devant la petite lampe. L’ermite suivit le regard de Hugh posé sur le livre ; il alla le fermer respectueusement et le rangea avec soin et dévotion dans l’alignement du coin du coffret. Les beaux ornements dorés, la reliure de cuir délicatement ouvragée brillaient doucement à la lueur de la bougie.
— Et en quoi puis-je être utile au seigneur shérif ? demanda Cuthred, les yeux toujours tournés vers l’autel.
— J’ai besoin de vous poser quelques questions à propos d’un assassinat, répondit Hugh délibérément.
Cette phrase provoqua une violente réaction, et l’homme le dévisagea, effaré, stupéfait.
— Comment ? Un assassinat ? Mais quand ? Je n’ai entendu parler de rien. Exprimez-vous clairement, je vous prie.
— La nuit dernière, un certain Drogo Bosiet, qui logeait à l’abbaye, est venu vous rendre visite, poussé en cela par un de nos religieux. Il recherchait un vilain en fuite, un garçon d’une vingtaine d’années, et il voulait rencontrer Hyacinthe, votre serviteur qui est étranger, a le même âge, afin de voir s’il ne s’agissait pas du personnage qui s’est enfui de Bosiet. Est-il arrivé jusque-là ? Si oui, avec le chemin qu’il avait à parcourir, la soirée devait être bien avancée.
— Certes oui, celui dont vous parlez est effectivement venu, répliqua aussitôt l’ermite, mais je ne lui ai pas demandé son nom. Cela n’a aucun rapport avec un meurtre, puisque tel est le mot que vous avez employé.
— Ce même Drogo Bosiet a été poignardé par-derrière et laissé près du chemin à environ un mille d’ici alors qu’il revenait au monastère. Frère Cadfael l’a trouvé mort, avec son cheval qui errait, à l’abandon, la nuit dernière alors qu’on n’y voyait goutte.
Les yeux creux de l’ermite, du fond de leurs orbites, lancèrent des lueurs rougeâtres en fixant ses interlocuteurs. Il avait peine à comprendre.
— J’ai du mal à croire qu’il puisse y avoir des coupe-jarrets et des hors-la-loi dans une région bien cultivée et policée comme celle-ci, et dans votre juridiction, monsieur l’Officier, si près de la ville. Est-ce un simple crime ou cela cache-t-il quelque complot plus grave ? A-t-on volé la victime ?
— Oui, on lui a pris le sac qu’il portait sur sa selle, mais j’ignore ce qu’il contenait. On lui a laissé sa robe et sa chevalière. Le coupable devait être pressé.
— Des brigands l’auraient complètement dépouillé, assura Cuthred. Je ne pense pas que ces bois servent de refuge à des bandits. Il s’agit d’une histoire très différente.
— Quand il est venu vous voir, que voulait-il ? Et après, que s’est-il passé ?
— A son arrivée je célébrais vêpres, ici, dans la chapelle. Il est entré et a demandé à rencontrer le garçon qui est à mon service ; selon lui je ne manquerais pas de remarquer que j’avais été trompé et que j’avais pris une canaille pour domestique. Lui poursuivait un serf qui s’était sauvé et d’après les détails qu’il avait eus sur Hyacinthe, il pensait que c’était peut-être son homme. Il m’a tout raconté, et cela concordait trop bien avec le moment et l’endroit où j’ai rencontré et pris Hyacinthe en pitié pour que je n’en sois pas troublé. Seulement ça s’est arrêté là, ajouta simplement Cuthred. Le garçon n’était pas dans les parages. Une bonne heure auparavant je l’avais envoyé en course à Eaton. Il n’est pas revenu. Il n’est toujours pas là aujourd’hui. Maintenant, je doute qu’il revienne jamais.
— Vous pensez qu’il pourrait s’agir de Brand ? demanda Hugh.
— Je ne saurais l’affirmer. Mais j’ai compris que cela n’était pas impossible. Et quand il n’est pas rentré la nuit dernière, j’ai senti que c’était infiniment probable. Il ne m’appartient pas de livrer quiconque au châtiment, c’est l’affaire de Dieu. J’ai été heureux de ne pouvoir répondre ni par oui ni par non et soulagé qu’il ne fût pas à l’ermitage.
— Supposons qu’il ait eu vent de ce qui se tramait, suggéra Cadfael, et qu’il ait préféré rester à l’écart, il serait retourné auprès de vous à l’heure qu’il est. Celui qui était à ses trousses est reparti bredouille. Si votre serviteur redoutait une nouvelle visite, rien ne l’empêchait de s’éclipser à nouveau, à condition que vous ne le trahissiez pas. Où pourrait-il être plus en sûreté que dans la compagnie d’un saint ermite ?
— Mais voilà que vous m’apprenez la mort de son maître, répondit gravement Cuthred, enfin – s’il ne m’a pas menti. Mort assassiné, qui plus est. Ainsi Hyacinthe, mon serviteur, aurait eu connaissance de la venue de Bosiet et ne se serait pas contenté de s’éloigner. Ainsi il aurait cru bon de lui tendre une embuscade et d’en finir une fois pour toutes avec cette poursuite ! Las, je crois que je ne reverrai jamais Hyacinthe. Le pays de Galles est à deux pas et un nouveau venu, dépourvu de famille, peut trouver à s’y employer, à des conditions difficiles, certes. Non, il ne reviendra pas, j’en suis convaincu.
Le moment était assez mal choisi pour que l’esprit de Cadfael se mît à battre la campagne, comme si, dans un coin obscur de sa conscience, il comprenait qu’il se rappelait un détail ; toujours est-il qu’il revit Annette, radieuse, secrète, regagner la maison de son père, une feuille de chêne dans ses cheveux en désordre. Elle était un peu rouge et soufflait, comme si elle avait couru. C’était après complies, à une heure où Drogo Bosiet gisait certainement mort à un bon mille de là, sur le sentier de Shrewsbury. D’accord, en fille dévouée Annette était sortie enfermer les poules et la vache pour la nuit, mais elle avait été bien longue, et elle était rentrée avec les couleurs et le regard triomphant d’une fille qui vient de quitter son amant. N’avait-elle pas également profité de l’occasion pour chanter les louanges de Hyacinthe et pris plaisir à l’entendre louer par son père ?
— D’abord, interrogea Hugh, dans quelles circonstances avez-vous rencontré ce garçon et pourquoi l’avoir pris à votre service ?
— J’avais quitté Saint-Edmundsbury en passant voir les chanoines augustiniens de Cambridge, et j’ai logé deux nuits chez les clunisiens de Northampton. Il était parmi les mendiants au portail. Il avait beau être sain et jeune, il avait l’air aussi misérable et négligé que s’il avait vécu comme un sauvage. Il a prétendu que son père était mort après avoir été dépossédé, qu’il était sans famille ni travail et, saisi de compassion, je lui ai donné des vêtements et l’ai engagé comme serviteur. Sinon, il aurait sûrement fini par se livrer au banditisme pour survivre. Il s’est montré vif et obéissant, je le croyais reconnaissant. Peut-être l’était-il, à moins que je ne me sois donné tout ce mal en vain.
— Et quand précisément votre rencontre a-t-elle eu lieu ?
— Dans les derniers jours de septembre. Je ne me rappelle pas la date exacte.
L’endroit et l’époque ne concordaient que trop bien.
— Je vois qu’il ne me reste plus qu’à me déguiser en chasseur, soupira Hugh avec une petite grimace. Je serais bien inspiré de retourner à Shrewsbury et de lâcher mes chiens. Que ce garçon soit un meurtrier ou non, je n’ai pas le choix à présent, il faut que je lui mette la main au collet.